De la relativité (subjective et culturelle) du temps

juin 11, 2010

Elle est loin l’époque où l’on concevait le temps comme une réalité en soi ou comme une forme a priori de la sensibilité… Les travaux de l’ethnologie et de la psychologie montrent aujourd’hui que, tout comme notre relation à l’espace (cf. les travaux passionnants d’Edward T. Hall), notre relation au temps varie en fonction de facteurs culturels.

La prise en compte des différences de perspective temporelle serait aujourd’hui, selon le professeur de psychologie Philip Zimbardo, une des clés pour résoudre les conflits, les incompréhensions et les problèmes de communication contemporains.


Spintank décrypte les plateformes communautaires de marques dans son dernier livre blanc

mars 10, 2010

J’ai assisté hier à la présentation du dernier livre blanc de l’agence Spintank, « Plateformes communautaires et stratégies de communication en ligne ».

Le contenu de ce dernier étant particulièrement intéressant, du fait, notamment, de l’effort de synthèse et de structuration dont il témoigne, je souhaite partager ici les notes que j’ai prises.

DE QUOI S’AGIT-IL ? POURQUOI LE LIRE ?

Ce livre blanc vient approfondir et compléter une étude quantitative, réalisée en partenariat avec Opinion Way, qui a été publiée il y a peu.

Il permet d’en remettre en perspective les résultats et d’interpréter avec plus de recul certains de ses chiffres qui avaient tendance à aplanir la réalité des pratiques (je reviendrai peut-être sur ce sujet ultérieurement si j’en ai le temps ou le courage).

Son ambition est d’éclairer ses lecteurs sur la diversité des plateformes communautaires de marques existantes et sur les principales interactions et promesses qu’elles proposent.

Il formalise ce sujet chaotique de façon claire et efficace en répondant à des questions simples :

– quels sont les différents types de plateformes ?

– qu’est-ce qu’on y fait ?

– à quelles marques ou entreprises sont-ils destinés ?

– quels sont les facteurs clés qui permettent d’en maximiser le succès ?

La typologie proposée fonctionne bien. Elle a le mérite de s’intéresser davantage aux pratiques et aux usages qu’à la technologie, et de ne pas se contenter d’un simple catalogue de dispositifs (voir la méthode P.O.S.T. de Forrester pour ceux que cette problématique intéresse).

Bref, ce livre constitue une excellente entrée en matière pour les annonceurs et un bel outil de pédagogie client pour les agences.

LA METHODOLOGIE

La typologie sur laquelle le livre s’appuie a été réalisée grâce à un corpus de 30 plateformes sélectionnées pour leur succès, leur volume de contributions significatif et leur pérennité.

La démarche est qualitative, chaque famille est un « idéal type » permettant d’interpréter des cas concrets qui relèvent souvent de plusieurs catégories à la fois.

LA TYPOLOGIE DES PLATEFORMES COMMUNAUTAIRES

La typologie est structurée par deux axes principaux :

– « Le sujet » des plateformes, la thématique qui préside au regroupement de la communauté, et qui peut selon les cas prendre plus ou moins de hauteur face au discours de marque et au discours produits.

– Ex: une marque qui parle d’elle VS une marque qui parle d’une problématique proche de ses valeurs ou de son métier VS une marque qui parle de sujets citoyens.

– « La promesse » des plateformes, le type de valeur ajoutée ou de relation qui est proposée aux internautes, et qui peut témoigner d’un engagement plus ou moins fort des marques.

– Ex: une marque qui se contente de diffuser de l’information VS une marque qui implique ses consommateurs dans l’évolution de l’entreprise via la co-création.

Elle met au jour les 5 familles suivantes :

1. Les réseaux d’utilisateurs

2. Les laboratoires de co-création

3. Les plateformes citoyennes

4. Les communautés d’entraide

5. Les services d’expertise et d’accompagnement


1. Les réseaux d’utilisateurs

Quoi : des plateformes qui constituent des extensions des produits et des services des marques et qui délivrent un supplément de valeur ajoutée aux clients de ces dernières.

Pourquoi : enrichir la valeur d’un produit ou d’un service et fidéliser les clients.

Pour qui : les marques, produits ou services qui ont un certain potentiel affinitaire ou sont susceptible de développer un sentiment d’appartenance, les entreprises qui visent des niches.

Comment : opter pour une approche d’abord communautaire avant d’être commerciale, être à l’écoute des usages de la cible, identifier clairement le bénéfice client, etc.

Exemples : Nike+, Carnival Cruise

2. Laboratoire de co-création

Quoi : des plateformes surfant sur la vague du crowdsourcing et qui demandent aux consommateurs leurs avis pour faire évoluer une entreprise, ses produits, ou ses services.

Pourquoi : disposer d’un panel permanent de consommateurs pour tester des idées ou des services, mieux connaître ses clients, innover, fidéliser les fans.

Pour qui : des entreprises dont l’offre est suffisamment large et qui s’adressent à un public suffisamment important pour que le volume de contributions soit significatif.

Comment : proposer une grande variété d’interactions (voir le Social Technographics report de Forrester), s’engager à mettre en œuvre une partie des suggestions des consommateurs, animer et mettre à jour régulièrement la plateforme, ne pas censurer les participants, répondre aux critiques, récompenser les contributeurs…

Exemples : Dell Ideastorm, Mystarbuck Idea, Lego…

3. Les plateformes citoyennes

Quoi : des plateformes qui initient un échange sur une thématique citoyenne engageant  la responsabilité sociale de l’entreprise.

Pourquoi : améliorer l’image et la réputation d’une entreprise.

Pour qui : des dispositifs à double tranchant au-dessus desquels plane le spectre du greenwashing et qui peuvent s’avérer dangereux pour les marques. Ils s’adressent par conséquent à des marques capables de jouer le jeu à fond. De plus ils sont réservés aux entreprises qui disposent d’une légitimité suffisante dans le domaine concerné.

Comment : prouver l’engagement de la marque par des actes tangibles et ne pas rester au stade du wishful thinking, devenir un média sur la thématique concernée (diffusion de contenu)…

Exemple : Chevron – Will you join us

4. Les communautés d’entraide

Quoi : des plateformes qui fédèrent une communauté autour d’un centre d’intérêt commun indirectement lié à l’univers d’une marque ou à son métier. Il s’agit d’aider la communauté à s’organiser et à échanger informations, conseils et services.

Pourquoi : permettre à une entreprise de renforcer sa relation avec ses publics clés (pas nécessairement ses clients), préempter un territoire. Une démarche indirecte, à la manière des démarches de mécénat.

Pour qui : convient particulièrement aux entreprises b2b, mais pas seulement. Intéressant pour tous acteurs qui peuvent répondre à un besoin communautaire insatisfait au sein de leurs publics.

Comment : répondre à un besoin de structuration de communauté préexistant, viser un public « utile » pour la marque, proposer des services et contenus à valeur ajoutée, ne pas entrer d’abord par une démarche commerciale. Des dispositifs dans lesquels la marque est souvent en retrait pour mieux permettre aux membres de la communauté d’échanger et développer une relation horizontale.

Exemple : Les végétaliseurs (Yves Rocher, plus de 60 000 personnes)

5. Les services d’expertise et d’accompagnement

Quoi : des plateformes insérées dans une démarche plus « verticale » qui offrent à des communautés l’accès à diverses sources d’expertise dans un domaine donné. Il peut s’agir de faire parler des experts, de proposer des services de coaching ou encore d’une démarche de service après vente dans laquelle les spécialistes de la marque répondent aux questions des clients.

Pourquoi : adopter / accéder à une posture de référent dans un domaine particulier.

Comment : donner accès à des experts qui font autorité dans leur domaine, ne pas se positionner sur un besoin déjà satisfait par la concurrence en ligne…

Exemples : Being Girl (P&G), Opinions & Débats (SNCF)

LES 10 REGLES D’OR

– Tenir compte de la concurrence en ligne (ne pas se proposer de faire ce que d’autres, marques ou pas, font déjà beaucoup mieux que vous)

– Bien estimer le désir de participation (ce n’est parce que je propose un espace que les gens vont venir et contribuer)

– Adapter l’outil à un besoin identifié

– Prendre la parole là où on est légitime

– Incarner la promesse (montrer patte blanche, donner des preuves concrètes)

– Accepter de révéler l’opinion

– S’engager (impliquer l’entreprise en profondeur afin que l’activité de la communauté puisse avoir une incidence concrète sur elle)

– Animer (un Cub Med sans GO va vote être déserté…)

– Piloter (mesurer, écouter, évaluer et faire évoluer le service en continu en adoptant une logique de test and learn)

– Valoriser la plateforme (Médiatiser la plateforme et l’activité de la communauté)

CONCLUSIONS

– Une forte attente de transaction et de valeur ajoutée de la part des consommateurs

– un internaute ne dépense pas du temps sur la plateforme d’une marque « pour rien », il doit être motivé par une offre de valeur ajoutée, la marque doit impérativement donner quelque chose (Information, transparence, contenus, services…). Il ne vient pas juste pour bavarder.

– Comme l’ont joliment dit les intervenants : « Il n’y a pas de dialogue, il n’y a que des preuves de dialogue. Il n’y a pas d’écoute, il n’y a que des preuves d’écoute, etc. »

– Des initiatives qui doivent impérativement être conçues sur-mesure

– une plateforme communautaire de marque bien pensée n’est pas seulement une plateforme qui s’attaque à une thématique sur laquelle ma marque est légitime. Une plateforme authentiquement pertinente est une plateforme que je devrais être le seul à pouvoir faire.

– Aujourd’hui le patrimoine d’une marque n’est plus (seulement) son identité mais son capital humain (communautés, consommateurs, fans, publics, employés, etc.).
– S’il est difficile d’établir le ROI précis d’une initiative communautaire, il est clair que les entreprises qui font l’impasse sur le web communautaire aujourd’hui se préparent des lendemains difficiles…

– Se donner les moyens de réussir en poussant la démarche à fond (médiatisation, transparence, réactivité, etc.), pour ne pas gonfler les rangs des dispositifs participatifs sans participants…

– Des plateformes dont le rôle est complémentaire de celui des médias sociaux (un thème complexe qui pourrait en soi être le sujet d’un nouveau livre blanc…).


Les mèmes, une façon de parler ? La contagion des idées par Dan Sperber

janvier 3, 2010

Dans un précédent article sur la genèse du concept de « mème », j’avais expliqué que les mèmes chez Dawkins étaient une hypothèse plutôt périphérique dans sa théorie destinée à illustrer comment il serait possible d’élargir la notion de réplicateurs (condition de possibilité de toute approche Darwiniste) au-delà des gênes, par exemple au domaine de la culture.

Autrement dit, en tant que communiquants, la lecture de Richard Dawkins nous laisse sur notre faim. Les mèmes apparaissent tout au plus comme une belle métaphore pour se représenter la circulation des idées. Dawkins n’approfondit pas le point qui nous intéresse le plus, à savoir les modalités concrètes de production et de diffusion de ces mèmes.

J’avais donc promis de compléter ce post pour montrer comment certains chercheurs ont exploré et approfondit la voie ouverte par Dawkins.

L’article ci-dessous présente les thèses défendues par Dan Sperber dans La contagion des idées (1996) et met en perspective le concept de mème à la lumière de ces dernières.

I – Fonder une théorie naturaliste de la culture.

Dan Sperber est un anthropologue dont le projet est de fonder une théorie naturaliste ou matérialiste de la culture.

L’anthropologie, nous explique-t-il, est une discipline essentiellement interprétative (voir Geertz notamment) : on cherche à comprendre les représentations (croyances, savoirs, idées) qui structurent les cultures des différents groupes humains en interprétant leur signification grâce à la construction d’autres représentations (ex : le mariage, les mythes, la parenté, la « couvade »…).

Ce fait confère à l’anthropologie un statut épistémologique problématique qui l’isole ou la marginalise par rapport à l’ensemble de l’édifice scientifique en l’écartant de deux de ses principaux canons ou normes : la causalité et le matérialisme.

–          l’interprétation se substitue au sacro-saint principe de causalité mécanique (interprétation VS description), car on décrypte le sens des représentations au lieu d’en déterminer la cause.

–          le matériau sur lequel on travaille, les représentations, n’a pas de statut ontologique bien défini. Or, la science étudie exclusivement des phénomènes matériels. Si le problème a donné lieu à des siècles et des siècles de polémiques philosophiques, l’accord sur le degré d’existence ou de réalité qu’il faut attribuer aux idées n’a jamais vraiment été une priorité de l’anthropologie.

II – La solution de Sperber : une épidémiologie des représentations

Afin de respecter les deux contraintes épistémologiques que sont la causalité et le matérialisme, Sperber va ouvrir un nouveau champ de recherche qui étudie la façon avec laquelle les idées se répandent dans les sociétés en se concentrant sur les processus de transmission interindividuels.

2.1) Ce nouveau champ ne s’intéresse qu’à des objets qui ont une réalité matérielle :

Les « représentations mentales », ou idées, dont on va appréhender la dimension matérielle en s’appuyant sur la psychologie cognitive. Les idées sont considérées comme le fruit de processus biologiques à l’œuvre dans les cerveaux des individus. On va donc étudier les processus de pensée du cerveau et la façon avec laquelle ce dernier traite l’information.

– Les « représentations publiques », qui sont des idées que les individus fixent sur des supports matériels ou médias pour pouvoir les communiquer (parole, écriture, etc.) : « Les représentations publiques sont des artefacts dont la fonction est d’assurer une similarité de contenu entre une de leurs causes mentales dans l’esprit du communicateur et un de leurs effets mentaux dans l’esprit du destinataire » (P139).

2.2) Il explique la diffusion des représentations dans une culture par des chaînes causales :

Au lieu de se demander ce qu’une idée veux dire, ce nouveau champ va se demander comment, c’est-à-dire par quels processus matériels, elle se répand et se distribue dans la société. C’est pourquoi Sperber parle d’épidémiologie des représentations.

Contrairement à une approche holiste, dans ce modèle on explique la diffusion des représentations par des processus de communication interindividuels : un individu a une représentation mentale qu’il transmet à un autre par le biais d’une représentation publique en communiquant. Ce nouvel individu forme à son tour une représentation mentale dans son esprit qu’il pourra éventuellement communiquer à un autre individu, et ainsi de suite.

Les idées se diffusent donc par un ensemble de chaînes causales qui articulent psychologie, pour expliquer la formation des idées dans l’esprit d’un individu, et écologie (science des interactions de l’individu avec son environnement), pour expliquer les processus de communication entre les individus et leurs interactions avec le contexte social ou environnemental : « Les phénomènes culturels sont des agencements écologiques de phénomènes psychologiques »  (p84).

Comme chez Dawkins, le modèle explicatif proposé présente une forte analogie avec celui utilisé pour étudier la propagation des maladies et en particulier des virus. Le couple complémentaire psychologie / épidémiologie des représentations rappelle la complémentarité du couple pathologie / épidémiologie.

2.3)   Il définit la culture comme l’ensemble des représentations les plus largement et durablement diffusées dans un groupe humain.

Les représentations qui se répandent le plus largement et le plus durablement dans une société constituent sa culture : « Parmi les représentations communiquées, certaines – une très petite proportion – sont communiquées de façon répétée et peuvent même finir par être distribuées dans le groupe entier, c’est-à-dire faire l’objet d’une version mentale dans chacun de ses membres. Quand nous parlons de représentations culturelles, nous faisons – ou nous devrions faire – référence aux représentations qui sont ainsi largement distribuées dans un groupe social et l’habitent de façon durable.  Les représentations culturelles ainsi conçues sont un sous-ensemble aux contours flous de l’ensemble des représentations mentales et publiques qui habitent un groupe social » (p50).

Ainsi l’épidémiologie des représentations présente deux bénéfices épistémologiques majeurs. Elle donne tout d’abord une assise matérielle à l’anthropologie, elle lui permet de se fonder en quelques sortes sur les sciences dures et d’ouvrir le dialogue avec elles : le socioculturel se fonde sur la psychologie cognitive qui se fonde elle-même sur la biologie.

Elle permet ensuite de créer des ponts entre les phénomènes interindividuels et les phénomènes sociaux : « L’épidémiologie des représentations cherche à expliquer les macrophénomènes culturels par l’effet combiné de deux micromécanismes : des mécanismes individuels de formation et de transformation des représentations mentales, et des mécanismes interindividuels qui, par le biais de transformations de l’environnement, aboutissent à la transmission des représentations » (p72).

III – Des divergences majeures avec les conceptions de DAWKINS

3.1) Une influence Darwinienne partiellement partagée avec Dawkins

Comme le modèle de Dawkins, celui de Sperber est influencé par la théorie de Darwin, notamment en ce qu’il considère les idées (tout comme les espèces et les gènes) en compétition les unes avec les autres :

« Dans cette perspective épidémiologique, toutes les informations que les humaines introduisent dans leur environnement commun peuvent être vues comme étant en compétition pour l’accès à l’espace et au temps, privés et publics, c’est-à-dire pour l’attention, la mémoire interne, la transmission et la mémoire externe. De nombreux facteurs affectent les chances qu’a une information donnée d’être bien reçue et d’atteindre un niveau de distribution large et durable, d’être en d’autres termes stabilisée dans une culture. Certains de ces facteurs sont psychologiques, d’autres sont écologiques. La plupart de ces facteurs sont relativement locaux, d’autres sont tout à fait généraux. Le facteur psychologique le plus général qui affecte la distribution de l’information c’est son caractère plus ou moins approprié à l’organisation cognitive humaine. » (p193)

3.2) Mais une divergence fondamentale s’affirme concernant le processus de réplication des idées

Sperber est en désaccord avec Dawkins sur un point majeur : la possibilité d’appliquer la notion de réplication à la culture.

Si l’idée de réplication, cœur de la théorie des mèmes et de celle de l’évolution, est séduisante, elle est tout au plus une analogie, une « façon de parler », lorsqu’on l’applique au domaine de la culture. Elle ne résiste pas à une analyse concrète des phénomènes de transmission des idées.

Elle envisage les individus comme les supports passifs d’un processus dans lequel les idées se répliqueraient pour ainsi dire toutes seules, malgré eux, à la manière des gènes.

Cette conception va à l’encontre de tout ce que les sciences de l’information et de la communication ont œuvré à démontrer au cours de la seconde moitié du 20ème siècle, à savoir l’activité du récepteur dans les phénomènes de communication (ex : Elihu Katz, Eco, De Certeau, Cultural Studies, etc.).

Elle ne résiste pas davantage à ce que la psychologie cognitive nous enseigne de la formation des idées dans le cerveau. Le cerveau est toujours actif, il construit et transforme les représentations : la compréhension, la mémorisation aussi bien que la remémoration d’une idée modifient son contenu (p47). C’est notamment ce dont on fait régulièrement l’expérience au quotidien en observant la tendance des individus à corriger ou à déformer les histoires qu’on leur raconte.

Ainsi, au terme d’une communication réussie, on n’a pas des réplications d’une même idée, mais différentes constructions mentales qui se ressemblent plus ou moins : « Une transmission est un processus qui peut être intentionnel ou non,  coopératif ou non,  et qui entraîne une similarité de contenu entre une représentation mentale chez un individu et un descendant causal de cette représentation chez un autre individu » (p135).

Sperber inverse le rapport entre réplication et transformation. La transformation est le processus normal de la production de la culture et la réplication ne serait qu’un cas limite, une transformation de degré zéro dont les occurrences sont marginales (ex : les chaines de lettres qu’on vous enjoint d’envoyer à 7 de vos amis sous peine d’une malédiction…). L’épidémiologie est donc avant tout l’étude des transformations des idées.

3.3) Le modèle de l’attraction se substitue à celui de la réplication

Si les idées ne se répliquent pas, comment expliquer que certaines idées vont se diffuser largement dans des formes très ressemblantes avec relativement peu de transformations ?

Sperber développe un modèle dit de l’attraction. Tout se passe comme si les transformations des idées étaient statistiquement orientées vers des pôles d’attraction ou attracteurs. Autrement dit, les processus de transformation ne sont pas anarchiques, certaines transformations sont plus probables que d’autres, en particulier celles qui font écho aux lois ou principes de la cognition humaine.

L’auteur nous donne un exemple relatif à la connaissance du vivant : de récentes recherches dans le domaine de la psychologie cognitive ont montré que les différences observées dans les classifications des espèces élaborées dans les diverses cultures sont en réalité superficielles (voir Berlin, Atran). Elles seraient ainsi statistiquement orientées par les mêmes pôles d’attraction et résulteraient d’invariants d’ordres cognitifs.

Quels sont donc les facteurs qui vont déterminer ces pôles d’attractions ?

IV – Les facteurs de propagation des idées

4.1) La modularité de l’esprit

Le savoir actuel de la psychologie cognitive tend à concevoir l’esprit comme modulaire. Pour le dire de façon imagée, il ne s’agirait pas d’une grosse machine mais d’un ensemble de petites machines spécialisées dans des tâches différentes qui auraient été « produites » au fil du temps par la sélection naturelle et dont l’usage modifié par des facteurs culturels.

On admet par exemple que l’esprit traite de façon différente les informations basiques relatives aux déplacements des objets inertes (physique naïve), aux comportements des êtres vivants (biologie naïve), ou aux comportements des êtres humains (psychologie naïve).

Cette modularité a une incidence fondamentale pour l’épidémiologie des représentations : s’il existe différentes catégories de représentations régies par diverses règles, ces dernières appellent des explications différentes, de la même façon que différentes maladies appellent différents modèles explicatifs. Il est donc vain de chercher un modèle explicatif qui s’appliquerait à l’ensemble des représentations.

4.2) Les facteurs psychologiques

Les idées qui sont les plus compatibles avec les processus de fonctionnement du cerveau ont le plus de chances d’être transmises : la facilité de compréhension d’une idée, sa mémorabilité, ou l’attrait qu’elle exerce sur les gens sont autant d’exemples de facteurs qui rentrent en compte. Comme le dit Sperber (p88), « les propriétés formelles des représentations peuvent (ou en tous cas certaines de ces propriétés) peuvent être considérées comme des propriétés psychologiques potentielles […] On peut demander, par exemple, quelles sont les propriétés  formelles qui font que le Petit Chaperon rouge se comprend et se retient mieux qu’un résumé des évènements du jour à la Bourse, et a donc une probabilité plus grande de devenir un objet culturel durable. »

Sperber développe un nouveau concept du nom de « pertinence » pour évaluer cette compatibilité. La pertinence est un rapport entre les efforts que coûte une idée (ex : une idée scientifique complexe demande beaucoup d’efforts, et va s’avérer dissuasive) et la richesse des effets cognitifs qu’elle produit.

Ainsi une idée qui est facile à utiliser et qui permet d’expliquer un maximum de phénomènes en fonctionnant de façon adéquate avec un maximum de modules du cerveau va être davantage pertinente et avoir davantage de chances de se répandre.

4.3) Les facteurs écologiques

Par ailleurs les idées vont également avoir davantage de chances de se répandre si elles sont compatibles avec l’environnement des individus à un moment donné. Et cet environnement étant principalement, pour cet animal politique qu’est l’homme, de nature sociale, les idées qui confortent les représentations déjà largement installées dans des groupes humains, ou celles qui bénéficient d’institutions ayant vocation à les promouvoir, vont avoir un avantage considérable sur leurs concurrentes.

C’est ce processus que Kapferer met en évidence dans son ouvrage consacré aux rumeurs : les groupes transmettent beaucoup plus volontiers les rumeurs qui sont conformes à leurs croyances et à leurs préjugés. Les individus peuvent même aller jusqu’à nier leurs propres perceptions pour se conformer aux croyances du groupe comme le montrent les célèbres expériences du professeur Solomon Asch décrites dans La réalité de la réalité.

Autre facteur social important, l’autorité dont bénéficie une idée ou un émetteur, comme dans le cas de la science : « Les profanes acceptent les croyances scientifiques par confiance en l’autorité dont elles émanent » (p126). Nous acceptons comme vraies les propositions issues de la science, telles que « E = MC2 », sans nécessairement les comprendre, mais du simple fait de l’autorité des personnes dont elles émanent.

La circulation des idées est également affectée par la « disponibilité de mémoires externes » (p116), ou autrement dit par les médias. Comme l’ont montré McLuhan ou Régis Debré (à travers ses cours de Médiologie), les représentations et les structures d’une société sont en grande partie déterminées par les dispositifs médiatiques dont elle est équipée. Et c’est ce dont on se convaincra d’autant plus facilement à une époque où l’on peut comparer les effets des médias de masses et des nouvelles technologies sur les sociétés et les savoirs.

Le succès d’une idée peut aussi être déterminé par son utilité relative, ou comme le dit Sperber, par « la récurrence des situations dans lesquelles la représentation suscite ou aide à accomplir une action appropriée » (p116). L’auteur prend l’exemple théorique d’un rituel magique destiné à conjurer un danger physique dans une tribu : si ce danger disparaît, la pratique deviendra inutile et aura de fortes chances d’être abandonnée. Inversement, si le danger est fréquent au point au point de convaincre la tribu de l’inefficacité du rituel, il aura également de fortes chances d’être abandonné.

Sperber souligne enfin la variation des contextes culturels en fonction de l’âge des individus. A chaque âge, les individus participent différemment à la vie culturelle et sont soumis à des pôles d’attraction différents : ils vont transmettre des types de représentations différents, des quantités de représentations variables et s’adresser à des destinataires différents (p158), etc.

V  – La théorie en application : quelques exemples

Sperber propose 3 exemples illustrant le fait que des représentations de natures différentes appellent des explications différentes.

5.1) Exemple n°1 : un mythe dans une société orale

Un mythe, tenu pour vrai et transmis par des récits oraux, doit pour être diffusé largement, être facile à comprendre, à mémoriser et à reraconter. Il faut que ses narrateurs soient incités à se le remémorer et à le raconter soit par des institutions (ex : des rituels  obligatoires), soit par l’attrait que le mythe exerce sur les auditoires. Enfin, la crédibilité du mythe sera soutenue par l’autorité des anciens ou des ancêtres qui sont supposés en être la source.

5.2) Exemple n°2 : la croyance en l’égalité des hommes

Cette croyance qui s’est largement propagée dans notre société à partir des Lumières, est facile à mémoriser mais difficile à comprendre dans la mesure où elle est susceptible de différentes interprétations. Mais cette souplesse est une force qui lui permet d’être partagée par davantage de personnes. Cette croyance était particulièrement pertinente car riche de conséquences dans une société d’Ancien Régime fondée sur les inégalités de naissance : « Ceux qui acceptaient et même appelaient de leurs vœux les conséquences de cette croyance trouvaient là des raisons d’accepter la croyance elle-même, et de la propager » (p133). Enfin, la croyance s’est répandue d’autant plus facilement que son expression est devenue moins risquée dans la société. Comme l’illustre cet exemple, les croyances politiques dépendent essentiellement de facteurs écologiques et en particuliers institutionnels.

5.3) Exemple n°3 : la  preuve de Gödel

La preuve de Gödel pose une grande difficulté cognitive, sa compréhension requiert une formation en logique mathématique. Ainsi, peu de gens ont à la fois les moyens et la motivation de la comprendre. Toutefois, une fois comprise, elle est immédiatement acceptée comme vraie, comme la majorité des propositions scientifiques. Par ailleurs, certains profanes pourront la tenir pour vraie sans la comprendre du fait de l’autorité du corps scientifique

« On pourrait contraster les trois exemples que l’on vient de considérer de la manière suivante. La distribution d’un mythe est fortement déterminée par des facteurs cognitifs et faiblement par des facteurs écologiques ; la distribution des croyances politiques est faiblement déterminée par des facteurs cognitifs et fortement par des facteurs écologiques ; la distribution des croyances scientifiques est fortement déterminée par des facteurs cognitifs et écologiques » (p135).

VI  – Conclusion

Non seulement la théorie des mèmes ne permet pas d’expliquer de façon adéquate la diffusion des représentations, mais de plus, à en croire Sperber, il faudra autant de théories de diffusion des représentations qu’il existe de types de représentations. L’espoir d’une théorie unifiée serait illusoire.

Toutefois, aujourd’hui, l’usage qui est couramment fait du mot pour désigner des ensembles de représentations qui possèdent un « air de famille » dans la pop culture du web mérité d’être conservé malgré les problèmes théoriques qu’il pose.

Ce dernier est particulièrement pratique car il permet de montrer la tension qui existe, dans la culture du web, entre la ressemblance des représentations qui constituent un mème et les différentes transformations qu’opèrent sur ce mème les internautes. Il permet de véhiculer des notions d’audience active, mais aussi d’abondance et de rapidité de transmission des idées nécessaires à la compréhension des médias digitaux et de leurs usages.


L’art du braconnage ou l’activité des consommateurs par Michel de Certeau

décembre 16, 2009

Etant actuellement en pleine lecture de Henry Jenkins, j’ai été agréablement surpris de constater que celui-ci, dans un de ses vieux textes (Textual Poachers), utilise Michel de Certeau pour mettre en avant l’activité des fans dans l’univers de la culture populaire, et en particulier pour expliquer les façons originales et créatives avec lesquelles diverses minorités (femmes et gays) s’approprient Star Trek en produisant des interpétations qui répondent à leurs besoins spécifiques.


C’était donc l’occasion de se replonger un peu dans l’oeuvre du maître, et notamment sur le désormais culte chapitre 12 de L’invention du quotidien. De Certeau y étudie les pratiques de la lecture, emblématiques selon lui de l’ensemble des pratiques de consommation, afin de montrer que contrairement à une idée fort répandue et entretenue par les rapports de force à l’oeuvre dans le corps social, l’acte de consommation n’est jamais purement passif.

Le lecteur, comme le spectateur, est fondamentalement actif. Il interpète activement un texte en faisant usage de ses compétences singulières et en projetant sur lui divers désirs et attentes. Par ce travail d’interprétation, il donne au texte une signification qui ne préexiste jamais à l’acte de lire mais est toujours comme négociée par lui.

« la consommation, organisée par ce quadrillage expansionniste [les réseaux des médias], ferait figure d’activité moutonnière, progressivement immobilisée et « traitée » grâce à la mobilité croissante des conquérants de l’espace que sont les médias. Fixation des consommateurs et circulation des médias. Aux foules, il resterait seulement la liberté de brouter la ration de simulacres que le système distribue à chacun. Voilà précisément l’idée contre laquelle je m’élève : pareille représentation des consommateurs n’est pas recevable (p240)

[…]

bien loin d’être des écrivains, fondateurs d’un lieu propre, héritiers des laboureurs d’antan mais sur le sol du langage, creuseurs de puits et constructueurs de maisons, les lecteurs sont des voyageurs ; ils circulent sur les terres d’autrui, nommades braconnant à travers les champs qu’ils n’ont pas écrits, ravissant les biens d’Egypte pour en jouir. L’écriture accumule, stocke, résiste au temps par l’établissement d’un lieu et multiplie sa production par l’expansionnisme de la reproduction. La lecture ne se garantit pas contre l’usure du temps (on s’oublie et l’on oublie), elle ne conserve pas ou mal son acquis, et chacun des lieux où elle passe est répétition du paradis perdu.En effet, elle n’a pas de lieu : Barthes lit Proust dans le texte de Stendhal ; le téléspectateur lit le paysage de son enfance dans le reportage d’actualité. La téléspectatrice qui dit de l’émission vue la veille : « C’était idiot et je restais pourtant là », par quel lieu était-elle captée, qui était et pourtant n’était pas celui de l’image vue ? Ainsi du lecteur : son lieu n’est pas ici ou là, l’un ou l’autre, mais ni l’un ni l’autre, à la fois dedans et dehors, perdant l’un et l’autre en les mêlant, associant des textes gisants dont il est l’éveilleur et l’hôte, mais jamais le propriétaire. Par là, il esquive aussi la loi de chaque texte en particulier, comme celle du milieu social. »  (p252)

« Cette mutation [l’appropriation du texte par le lecteur] rend le texte habitable à la manière d’un appartement loué. Elle transforme la propriété de l’autre en lieu emprunté, un moment, par un passant. Les locataires opèrent une mutation semblable dans l’appartement qu’ils meublent de leurs gestes et de leurs souvenirs ; les locuteurs, dans la langue où ils glissent les messages de leur langue natale et, par l’accent, par des « tours » propres, etc., leurs propre histoire ; les piétons, dans les rues où ils font marcher les forêts de leurs désirs et de leurs intérêts. De même les usagers des codes sociaux les tournent en métaphores et en ellipses de leurs chasses. L’ordre régnant sert de support à des productions innombrables, alors qu’il rend ses propriétaires aveugles sur cette créativité (ainsi de ses « patrons » qui ne peuvent voir ce qui s’invente de différent dans leur propre entreprise). A la limite, cet ordre serait l’équivalent de ce que les règles de mètre et de rime étaient pour les poètes d’antan : un ensemble de contraintes stimulant des trouvailles, une réglementation dont jouent les improvisations. » (Introduction générale)

L’invention du quotidien, Michel de Certeau


La pantique, ou l’émergence du Monde comme universel concret

février 8, 2009

Science et conscience ont toujours entretenu des rapports tumultueux, accouchant le plus souvent, comme en témoigne l’histoire récente, d’une dialectique complexe articulant craintes irrationnelles et espérances utopiques.

En effet, la tragédie de la modernité tient en grande partie aux désillusions suscitées par le progrès : la science et la technique ont n’ont pas été à la hauteur des espoirs de bonheur et sagesse que l’on avait placés en elles. Pire, elles ont donné naissance au siècle le plus barbare qu’ait connu l’humanité (jusqu’à présent).

Malgré cela, à en croire les propos de Michel Serres dans La Guerre mondiale, la connaissance serait désormais source d’un nouvel optimisme éthique car nous disposons d’outils inédits pour appréhender le Monde.

1/ Le Monde comme totalité

Le Monde, en tant qu’on désigne par ce mot une totalité, a longtemps été tenu pour une abstraction, ou, disons le plus crûment, pour une vue de l’esprit.

Kant par exemple, dans Critique de la raison pure,  définit le monde comme « l’ensemble mathématique de tous les phénomènes et la totalité de leur synthèse ».

Simple Idée de la raison, le Monde constitue ici un horizon qui, à la différence des concepts de l’entendement, doit se contenter de réguler la pensée sans pouvoir jamais être appréhendé de façon empirique, car il pousse « la synthèse jusqu’à un degré qui dépasse toute expérience possible ».

2/ Le Monde comme universel concret

Aujourd’hui, tout se passe comme si cette totalité pouvait, par la médiation de la technique et du calcul, devenir objet d’expérience :

« Nous accédons aujourd’hui à des universels concrets : moins H2O que la totalité des eaux en réserve et en circulation, banquises, océans, pluies et ruissellements ; moins l’air que l’atmosphère dans son office, sa composition et sa probable évolution ; moins la glèbe que la somme de l’avenir de notre planète Terre ; moins le feu que nos stocks d’énergie et les poubelles de leur dégradation ; moins la vie que la diversité des espèces ; moins l’Homme que sa paléoanthropologie et l’addition de ses cultures et activités ; moins notre petite histoire que le Grand Récit… Soit, à l’horizon, le réel dans sa somme »

[…]

« tout le monde a désormais accès à ces comptes totaux et réels, à cette vision globale. En référence au mot grec pan, repris sans cesse dans les termes où intervient la totalité, j’appelle plus loin pantique cette technologie des sommes globales. Non seulement que tous aient accès à toutes les informations possibles, mais que tous accèdent, en fait à ces sommes concernant le tout. »

(Michel Serres, La Guerre mondiale, p184)

3/ De nouveaux enjeux éthiques et politiques

Pour l’auteur, cette connaissance a d’importantes conséquences éthiques et politiques et peut devenir le point de départ d’un nouveau projet de société :

« Or comme tout le monde peut connaître cette somme et les autres, nous assistons à l’émergence d’une démocratie nouvelle, celle des données, celle des totalités. Peu à peu et un à un, l’humanité accède aux connaissances concernant l’humanité, son espace habitable, sa vie possible et le temps de son Grand Récit. Comme cette démocratie s’ensuit de ces calculs et peut les contrôler, elle naît comme sujet, comme active production de ces synthèses, mais aussi comme leur résultat, elle naît comme objet. L’humanité devient sujet de son monde et son objet. Cette nouvelle donne cognitive ne peut pas ne pas faire émerger une nouvelle culture, de nouvelles politiques. L’individu et l’humanité tendent à succéder à la citoyenneté. » (Ibidem, p186)

En droit, l’avènement du Monde accroît le sentiment de responsabilité des hommes à l’égard de la planète. En accédant à un niveau ontologique supérieur, le Monde, est davantage digne de respect. L’état d’urgence dans lequel il se trouve et les violences qui lui sont infligées deviennent à la fois plus palpables et moins supportables. Le concept de citoyen du monde, acquiert une densité et une consistance sans précédents, et redessine un nouveau vivre ensemble à l’échelle de l’humanité.

Enfin, les actions des hommes ont accès à une efficacité accrue maintenant que de nouveaux outils permettent de mieux les calibrer et les évaluer.

4/ La pantique en action : quelques exemples

La pantique revêt une place de plus en plus déterminante dans les discours relatifs à l’écologie et au social. En permettant d’ausculter le monde en temps réel, grâce à la production et la diffusion de statistiques globales sur des sujets aussi divers que le réchauffement climatique, les émissions de CO2, ou les évolutions sociodémographiques, elle rend les campagnes de sensibilisation à la fois plus convaincantes et plus pédagogiques.

World’o Meters

worldometers

A voir sur : http://www.worldometers.info/fr/

Planetoscope

planetoscope

A voir sur : http://www.planetoscope.com/

Par extension, elle a vocation à jouer un rôle privilégié dans les communications d’entreprise liées à la responsabilité sociale ou au green marketing. Face à une opinion qui exige toujours plus de transparence et d’honnêteté, elle sert les stratégies de crédibilisation des organisations

En permettant à ces dernières de « montrer pâte blanche » et de construire leur discours sur des fondements solides et tangibles. De ce point de vue, elle constitue un excellent antidote au greenwashing.

Philips, par exemple, y recourt lorsqu’elle communique sur l’empreinte carbone mondiale de ses ampoules basse consommation dans le site A Simple Switch :

philips_a_simple_switch1

Dans un registre très différent, l’opérateur Sprint s’est également appuyé sur des statistiques globales en temps réel pour faire la promotion de sa clé Internet. L’initiative, qui a déjà été abondamment commentée (par exemple ici), repose sur la création d’un widget original.

sprint_now1

Ici, la pantique apparaît comme un argument de vente pour un service Internet. En effet, Internet est présenté comme la condition de possibilité de la pantique, et les statistiques proposées au consommateur permettent de mettre en scène une promesse extrêmement forte : grâce à la clé Internet de Sprint, l’ensemble du monde est à porté de main, et accessible à n’importe quel point du temps et de l’espace.

La figure rhétorique employée fait songer au principe hologrammatique cher à Edgar Morin : le tout est contenu dans chacune des parties et chacune des parties est contenues dans le tout. Ainsi, tout comme chaque cellule contient virtuellement l’ensemble du corps via le programme codé au sein de son matériel ADN, chaque accès Internet contient virtuellement la totalité du monde.

5/ antique et  plastique : l’art au service de la connaissance

La pantique a également des incidences dans le domaine de l’art, domaine dont une des principales fonctions est, comme chacun sait, de susciter des prises de conscience.

C’est ce dont témoigne par exemple l´exposition Terre Natale, Ailleurs commence ici co-signée par Raymond  Depardon et Paul Virilio à la fondation Cartier.

L’urbaniste et philosophe Paul Virilio a sollicité des artistes afin de mettre en scène visuellement sa réflexion sur les phénomènes de migration mondiaux : « L´ultime salle de l´exposition est entièrement consacrée à une cartographie inédite, qui offre une visualisation dynamique des migrations de population et de leurs causes à travers une projection circulaire créant un environnement immersif. Le visiteur se voit entouré par la projection d´une sphère tournant autour de la salle et qui, à chaque orbite, traduit et retraduit les différentes données migratoires sous forme de cartes, de textes et de trajectoires. »

cartier2



Méditer sur le sens des mots avec Ludwig Wittgenstein et ses jeux de langage

décembre 7, 2008

Une grande part de l’échec des communications interpersonnelles, de l’incompréhension entre les individus et de notre perplexité face aux problèmes du sens, c’est-à-dire face aux problèmes philosophiques, a pour origine un malentendu sur le langage.

Trop souvent nous nous laissons égarer par la confiance sans borne que nous vouons au langage. Trop souvent nous lui faisons outrepasser son pouvoir. Ce dernier tourne alors à vide, il se désolidarise à la fois du monde qu’il est censé décrire et de la pensée dont il est censé être le véhicule privilégié.

Ce malentendu a pour source une conception erronée du langage qui en induit une utilisation inappropriée. Il a pour source en particulier cette croyance répandue selon laquelle il existe nécessairement une réalité derrière chacun des mots que nous employons : « Nous avons affaire à l’une des grandes sources de l’égarement philosophique : un substantif nous pousse à chercher une chose qui lui corresponde » (p35).

Mais voilà : je ne peux pas décemment traiter des mots comme « Dieu », « justice », « temps », « l’infini », ou « je » de la même façon que des mots comme « table », « chaise », « clou ».

Le sens, nous indique Ludwig Wittgenstein, dans Le Cahier Bleu (1934), n’est pas une image mentale associée aux mots qui existerait en soi ou préexisterait à l’acte de la parole : « Ne nous imaginons pas que le sens est un lien occulte que l’esprit établit entre un mot et une chose, et que ce lien contient l’usage tout entier du mot, comme on pourrait dire que la graine contient l’arbre » (p133).

Le sens est avant tout un usage, une utilisation particulière des règles et des conventions dont est constitué le langage que nous faisons dans le contexte d’une activité sociale : « L’utilisation du mot dans la pratique est son sens (p127).

Ainsi, comprendre que le langage est un outil que nous utilisons pour réaliser une multiplicité de tâches hétérogènes dans notre vie quotidienne nous aide à nous prémunir contre les pièges qu’il nous tend.

« Le mot « je » ne veut pas dire la même chose que « L.W. » [Ludwig Wittgenstein], même si je suis L.W, pas plus que cela ne veut dire la même chose que l’expression « la personne qui est en train de parler ». Mais cela ne veut pas dire que « L.W. » et « je » veulent dire deux choses différentes. Tout ce que cela veut dire, c’est que ces mots sont des instruments différents de notre langage.

Pensez aux mots comme à des instruments caractérisés par leur utilisation, et pensez ensuite à l’utilisation d’un marteau, d’un ciseau, d’une équerre, d’un pot de colle et de la colle. (De plus, tout ce que nous disons ici ne peut être compris que si on comprend qu’on joue à toutes sortes de jeux avec les phrases de notre langage : donner des ordres et y obéir ; poser des questions et y répondre ; décrire un évènement ; inventer une histoire ; raconter une blague ; décrire une expérience immédiate ; faire des conjectures sur des évènements du monde physique ; faire des hypothèses et des théories scientifiques ; saluer quelqu’un ; etc., etc.). » (p126).

La seule attitude adéquate vis-à-vis du langage est donc le pragmatisme : on ne peut juger un mot ou une idée qu’à l’aune de ce qu’il permet ou non de faire. Voilà le seul moyen de se débarrasser des trop fréquentes et infructueuses querelles terminologiques dans lesquelles les mots prennent le pas sur les idées.

Il importe donc aux communicants, en tant que spécialistes du langage, de s’interroger sur leurs pratiques. Quel est le sens, ou plutôt à quoi servent des mots tels que « Métrosexuel », « Métropolitain » ou « hyperconsommateur » ? Quelle est leur grammaire au sens de Wittgenstein ? Quelle légitimité peut-il y avoir à énoncer de grandes généralités sur « les jeunes », « les marques », « les consommateurs », « les séniors » ?

Mieux : sur quelle base comparer des opérations de communication qui se proposent des objectifs différents (notoriété, image, promotion, fidélisation) ? Dans quelle mesure peut-on dire qu’elles participent ou pas des mêmes principes ?


Du canal de distraction : la dernière campagne de Canal Plus

septembre 23, 2008

Voici un excellent spot pour la marque Canal Plus que je vous propose d’analyser en détail, en m’appuyant sur des outils conceptuels empruntés à Erving Goffman, afin d’en comprendre mieux les subtilités.

I – Quelques mots sur Erving Goffman

Goffman, dans Les cadres de l’expérience, propose une analyse des situations sociales en termes de cadres. Ces cadres, à la manière des cadres de l’univers cinématographique, sont des règles ou des points de vue qui orientent notre interprétation des situations. Selon lui, les activités sociales se composent à l’origine de cadres primaires sur lesquels sont opérées diverses « transformations » qui modifient le statut de l’activité.

Ainsi, par exemple, un combat n’aura pas le même statut s’il s’agit de 2 hommes qui se battent dans la rue, de 2 hommes qui se battent pour faire semblant, de 2 hommes qui se battent dans le cadre d’une rencontre sportive (ex : un match de boxe), ou encore de 2 hommes qui se battent dans le cadre d’une cérémonie rituelle (par exemple un rite tribal guerrier).

Les transformations sont de 2 types : les modalisations (comme par exemple lorsque l’on simule une activité « pour faire semblant ») et les fabrications (comme lorsque l’on retient une partie de l’information, par exemple dans les cas de manipulations).

II – Une publicité structurée par plusieurs strates de cadres

La publicité et les cadres dont elle se compose se structurent de la façon suivante.

La cadre primaire (ou coeur de l’activité) => Le dialogue entre Marie-Antoinette et le marquis.

Le cadre 2 => Une modalisation du cadre primaire => Un film qui met en scène le dialogue entre Marie-Antoinette et le marquis.

Le cadre 3 => Une modalisation du cadre 2 => Un récit, au sein d’une conversation entre deux femmes, qui décrit un film qui met en scène le dialogue entre Marie-Antoinette et le marquis.

Le cadre 4 (ou frange de l’activité) => Une modalisation du cadre 3 => Une publicité qui met en scène la conversation des deux femmes qui décrit le film qui met en scène le dialogue entre Marie-Antoinette et le marquis.

On distingue ici une mise en abîme de l’activité donnant lieu à une construction complexe : les différentes strates s’imbriquent les unes dans les autres comme des poupées russes.

III – Des cadres organisés dans le temps

Ces cadres sont aussi organisés dans le temps : la structure n’est pas donnée directement au spectateur, elle se déploie dans le temps, et ne se révèle qu’au fur et à mesure.

Temps 1 : ambiguïté

La première scène paraît pour le moins incongrue. On a le sentiment confus que quelque chose cloche, mais sans vraiment savoir pourquoi. Il s’agit là, selon la terminologie de Goffman, d’une situation d’ambiguïté : on ne sait pas d’emblée à travers quel(s) cadre(s) appréhender la situation (ex: l’exemple le plus classique de situation d’ambiguïté est lorsque que vous n’êtes pas en mesure de déterminer si votre interlocuteur, dans le cadre d’une conversation, est sérieux ou s’il plaisante).

L’ambiguïté (pour nous) résulte d’une interférence entre les cadres 2 et 3 : à l’origine distincts, ils se retrouvent fondus en un seul par le jeu poétique des signifiants.

Temps 2 : épuration des cadres

Intervient ensuite la révélation, ou l’explication de la situation. Dans un langage Goffmanien, on dit que le cadre est épuré, car il devient clair pour tout le monde. L’ambiguïté est levée. On comprend enfin ce qui se passe et l’on prend conscience de toutes les épaisseurs ou strates de l’activité : la situation initiale d’apparence absurde faisait en réalité référence à une conversation entre deux personnes.

IV – Mettre en scène le canal de distraction pour valoriser la promesse

Mais le niveau d’analyse ne suffit pas encore à comprendre l’effet surprenant et comique du spot. Il faut se plonger un peu plus avant dans la complexité de la situation.

Lors d’une situation sociale, une multiplicité de canaux de communications s’ajoute aux divers cadres, intervenant ainsi en parallèle de l’activité principale (ex : le canal de distraction, le canal de dissimulation, le canal de direction, le canal de superposition…).

L’effet humoristique de la publicité vient de l’irruption inattendue et importune du canal de distraction (le souffle des joggueuses, appartenant au cadre 3) au sein même de l’intrigue du film (cadre 2).

Le résultat qui s’en suit est une inscription de la situation d’énonciation au cœur même de l’énoncé. Elle est la trace du narrateur, ou émetteur construit, et elle fait apparaître le processus de communication dans toute l’épaisseur de son contexte.

Ce procédé met en évidence le lien indissoluble qui lie certains films (les bons) à leur contexte de consommation. Les bons films, ceux « dont on parle » et qui passent sur Canal Plus, constituent une forme de ciment social. Par ailleurs, ils sont tellement riches en émotions que leur simple récit suffit à immerger totalement les consommateurs, au canal de distraction près toutefois…


Mythe et mythologies chez Roland Bartes

juillet 20, 2008

Un post un peu scolaire dédicacé à mon ami Mythologik.

Le mythe est un mode de signification qui se définit par une forme et une fonction.

Le mythe comme forme

Le mythe est tout d’abord une forme d’expression particulière : « Le mythe ne se définit pas par l’objet de son message, mais par la façon dont il le profère : il y a des limites formelles au mythe, il n’y en a pas de substantielles ». (p181)

Tel un parasite, il détourne des signes existants et en déforme la signification afin d’en faire les signifiants de nouveaux concepts qu’ils ne contiennent pas a priori. Les signes deviennent des « valant pour », des équivalents qui, grâce à un principe d’analogie, expriment de nouvelles idées. Ainsi, par exemple, le simple évènement que constitue la prise de la Bastille, devient le signifiant de concepts beaucoup plus larges comme la Révolution Française, ou encore l’idée de République.

A ce titre, le mythe est ambigu, car il se prête à une double lecture. Cette ambiguïté est la source de son efficacité sociale, car elle l’innocente en lui permettant de ne pas se présenter explicitement pour ce qu’il est :

– « L’appropriation du concept se retrouve tout d’un coup éloigné par la littéralité du sens » (p188).

– « Le mythe est une valeur, il n’a pas la vérité pour sanction : rien ne l’empêche d’être un alibi perpétuel : il lui suffit que son signifiant ait deux faces pour disposer toujours d’un ailleurs : le sens est toujours là pour présenter la forme, la forme est toujours là pour distancer le sens » (p 196).

Le mythe comme fonction :

Sous l’apparence inoffensive de son sens littéral, le mythe véhicule en réalité une charge axiologique et idéologique : « Le mythe est lu comme système factuel alors qu’il n’est qu’un système sémiologique » (p204). Il constitue l’expression et la légitimation de la vision du monde d’un groupe social.

Le mythe dépossède des états de fait sociaux de leur caractère historique et contingent afin de les faire passer pour des nécessités naturelles : « le mythe est constitué par la déperdition de la qualité historique des choses : les choses perdent en lui le souvenir de leur fabrication. Le monde entre dans le langage comme un rapport dialectique d’activités, d’actes humains : il sort du mythe comme un tableau harmonieux d’essences » (p 216).

Le mythe est donc conservateur par essence. Il vise à immobiliser le monde, tout comme la représentation du Cosmos, véhiculée jadis par les mythes grecs, assignait à chacun sa place dans l’ordre des choses : « Car la fin même des mythes, c’est d’immobiliser le monde : il faut que les mythes suggèrent et miment une économie universelle qui a fixé une fois pour toutes la hiérarchie des possessions » (P229).

Pour en savoir plus : Mythologies, Roland Barthes