Au risque de donner le sentiment de radoter, voici encore une citation de Lipovetsky à l’usage de ceux qui, à la manière de Maffesoli, estiment que les communautés électives, souvent désignées sous l’appelation ambigüe de « tribus », signent le déclin de l’individualisme.
« En rupture frontale avec l’idéologie des civilisations précédentes organisées de manière holiste à fondement sacré, l’individualisme signifie un système de valeurs posant l’individu libre et égale comme valeur centrale de notre culture, comme fondement de l’ordre social et politique.
Cette configuration de valeurs s’affirme pleinement dans l’Histoire à partir du XVIIIe siècle, devenant le principe premier de l’ordre pluraliste et libéral. Avec les Modernes, sont consacré les principes de liberté individuelle et d’égalité de tous devant la loi : l’individu s’affirme le référentiel ultime de l’ordre démocratique. Pour la première fois dans l’histoire, la loi et le savoir ne sont plus reçus de l’extérieur, de la religion ou de la tradition, mais à construire librement par les hommes, seuls auteurs légitimes de leur modèle d’être ensemble.
Tandis que le pouvoir doit émaner du libre choix de chacun et de tous, nul ne doit plus être contraint d’adopter telle ou telle doctrine et de se soumettre aux règles de vie dictées par la tradition. Droit d’élire ses gouvernants, droit de s’opposer au pouvoir en place, droit de chercher par soi-même la vérité, droit de conduire sa vie selon son gré : l’individualisme apparaît comme le code génétique des sociétés démocratiques modernes. Les droits de l’homme en sont la traduction institutionnelle. » (P50)
« Rien n’est plus naïf que d’interpréter l’essor des « communautés d’affinité » comme le signe d’un recul du processus d’individualisation. Car celles-ci n’existent que par le choix libre et subjectif, réversible et émotionnel des individus déliés qui entrent et sortent de ces plates-formes numériques à loisir, à la vitesse d’un clic, sans aucun engagement durable ou institutionnel.
L’hyperindividu est un consommateur qui fait son marché partout mais qui est aussi interconnecté, « branché » sur des réseaux qui sont si peu de vraies communautés que les internautes ne s’y expriment que sous des identités « pseudo » ou sous la forme d’avatars. Ce qui est recherché est moins un ancrage communautaire que l’ivresse des contacts et « amis » sans cesse renouvelés, la connectivité infinie, l’ouverture des possibles et des rencontres, le jeu, le jeu avec sa propre identité, une « deuxième vie ». L’explosion des communautés virtuelles est d’abord l’expression de l’hypertrophie bien réelle de l’individualisation. » (P85)
Gilles Lipovetsky, La culture-monde